CHAPITRE XI
Le i'toshaa-ni.
Il reste un mystère pour la plupart des hommes, parce que les Cheysulis le gardent jalousement, ne tolérant aucune profanation.
Ian en avait senti le besoin deux fois : la première pendant les rituels associés à la Cérémonie des Honneurs ; la seconde, après avoir été sali par la sorcellerie ihlinie de Lillith. Il me dit seulement que je renaîtrai de la fumée, de la sueur et de la douleur, et que je deviendrai un homme nouveau.
Je partis à l'aube, m'enfonçant dans la forêt. J'y construisis péniblement une petite cabane avec des branches et des feuilles. Puis je fis un feu au milieu et y jetai les herbes que le shar tahl m'avait données. La fumée et l'odeur me firent tousser.
Je me rasai, puis me déshabillai. Nu, sans lir, seul, je m'assis devant le feu et j'attendis. Je jeûnerais jusqu'à ce que la sueur ait nettoyé les impuretés de ma chair.
Jusqu'à ce que je sois un homme nouveau, libéré de la souillure de sa vie antérieure.
Je rêvai de Karyon. Assis sur le trône du Lion, je regardai la salle d'apparat. Un homme approcha.
Je sus aussitôt que c'était lui, car il me ressemblait.
Très vieux, il se tenait droit, mais ses épaules étaient voûtées. Ses mains semblaient tordues, presque détruites. Cependant, la force de son esprit illuminait la salle autour de lui.
— Grand-père, dis-je, vous êtes mort. Comment pouvez-vous être là ?
— Je suis venu à toi parce que je fais partie de toi, comme je fais partie de ta mère, de tes fils et des enfants encore à naître. Tu ne peux pas plus te débarrasser de moi que quitter ta propre chair pour devenir un autre homme.
— C'est vrai, mais je peux devenir un animal. Je suis cheysuli, grand-père.
— Et, sous ta forme animale, es-tu quelqu’un d'autre que Niall ?
— Non, bien sûr. Je suis toujours moi-même.
Il sourit. Puis les ombres l'enveloppèrent, et je me retrouvai dans mon abri enfumé.
Le deuxième jour, avec un collet et un couteau, j'attrapai et tuai un jeune loup, non sans récolter force griffures. Pour vaincre la partie de moi-même qui risquait de se laisser suborner par la liberté de la forme-lir, je me baignai dans son sang et mangeai son cœur encore chaud.
Je rêvai de Ceinn. Alors que j'étais assis sur le trône du Lion, Ceinn me disait de le lui céder, car, n’étant pas un vrai Cheysuli, je ne faisais pas partie de la prophétie.
Quand il eut terminé, je me levai et lui laissai le trône. Il avança, ayant hâte de le revendiquer. A ce moment, les mâchoires du Lion bougèrent.
J'essayai de le prévenir, de lui dire que l'animal allait l'avaler, mais il choisit de ne pas entendre. Au moment où il s'assit sur le trône, le Lion referma ses mâchoires sur son crâne et le broya.
Le troisième jour, je me baignai dans une mare isolée pour éliminer de mon corps le sang séché et la sueur. Puis je mis les cuirs neufs que quelqu'un avait déposé à l'extérieur de mon abri et retournai à la Citadelle.
J'étais propre. Un homme né à nouveau du i'toshaa-ni.
J'étais agenouillé au milieu du pavillon du clan, sur la peau d'une panthère tachetée. Autour de moi se tenaient les guerriers appartenant au Conseil du clan et leurs épouses.
Le crépuscule tombait. Le pavillon était éclairé par le feu qui brûlait dans le brasero, devant moi. Je regardai les guerriers et leurs dames, pensant à l'époque des Premiers Nés, quand tous dans un clan, hommes et femmes, avaient la possibilité de prendre la forme-lir. Mais nous sommes devenus trop arrogants, nous reproduisant entre nous. Notre sang s'est affaibli et les dons ont commencé à disparaître. Seul l'accomplissement de la prophétie nous rendra le pouvoir que nous avons cru nôtre à jamais.
Je regardai les visages si caractéristiques, anguleux, à la peau cuivrée ; les cheveux noirs, les yeux jaunes. Il y avait tant de force dans ce peuple : pourquoi les Homanans voulaient-ils le détruire ?
Pas tous, dit Serri. Beaucoup en rêvent, c'est normal pour ceux qui n'ont pas la magie de la terre. Mais Karyon a modifié l'opinion publique. Donal a continué son œuvre ; tu la poursuivras aussi.
J'enfonçai ma main dans la fourrure abondante de Serri. En si peu de temps, il était devenu mon univers, mon autre moi-même. Je me demandais comment j'avais pu vivre avant que nous soyons réunis.
La Cérémonie était presque finie. Il ne restait que la partie la plus importante, la remise de l'or-lir, preuve que j'étais un guerrier du clan, un adulte, un Cheysuli et non un gamin sans lir et sans âme.
Rylan me sourit. Puis il parla.
— Devant tous les dieux des Cheysulis, moi le chef de clan, je témoigne que tu as trouvé un lir suivant les coutumes de notre peuple. Je témoigne que le lir et toi, vous vous êtes liés mentalement ; qu'à travers ce lien, le lir t'a accepté dans son cœur et son âme, comme tu l'as accepté.
Il attendit. J'inclinai la tête.
— Le lien-lir est pour la vie. Si tu meurs, l'animal sera libre de retourner dans la forêt et d'y couler le reste de son existence naturelle.
« Si le lir meurt, tu redeviendras sans âme, et tu devras accomplir le rituel de mort, partant seul dans la forêt. »
Je savais ce qu'était l'absence de lir, donc je n'hésitai pas un instant à donner mon accord.
— Tu seras deux hommes, le guerrier et le Mujhar. Le lien-lir réclame son tribut, même à ceux qui gouvernent. Si Serri meurt, tu seras obligé de renoncer au trône.
Je pensai à Duncan, mon autre grand-père, qui avait perdu son lir et sa vie, après avoir aidé Karyon à gagner le trône du Lion.
Je pensai à mon père, qui avait accepté la responsabilité du lien-lir, avant de savoir qu'il serait un jour Mujhar.
Ce n’est pas une chose qu’on fait à la légère.
Non, répondit Serri. Aucun homme ne peut t'y obliger.
Je fis un signe de tête à Rylan.
— Y'Ja'hai, chef de clan. J'accepte en connaissance de cause le prix du lien-lir.
— Ru'shalla-tu, dit-il. Qu'il en soit ainsi.
Il laissa sa place au shar tahl, le guerrier de plus haut rang parmi les Cheysulis, car il est entièrement voué au service de la prophétie et à l'histoire de son peuple.
Arlen était un homme d'âge moyen. Il s'agenouilla et déroula le parchemin qu'il portait, prenant soin de le lisser à mesure qu'il l'étalait sur le sol. Ce faisant, il me donnait ma place dans le clan.
Il toucha une rune verte à demi effacée.
— Voici Hale, l'homme lige de Shaine le Mujhar, et jehan de l'enfant qu'il a eue avec la fille homanane de Shaine.
« Voici Duncan, né de la lignée des anciens Mujhars, avant que nous abandonnions le trône aux Homanans. Puis vient Karyon, harani de Shaine, qui reprit le trône à nos ennemis. Voici Alix, fille de Hale et de Lindir, qui donna un fils à Duncan. Puis Donal, qui accepta le Lion des mains de Karyon et fit un fils à sa fille demi-solindienne.
« Et voici Niall, fils d'Aislinn et de Donal, qui héritera du Lion et désignera un fils pour lui succéder.
— Brennan, dis-je en souriant. J'ai déjà un fils. Et, après lui, Hart, qui sera s'il le désire son homme lige, son rujholli et son compagnon. Ils sont nés ensemble de Gisella, la fille d'Alaric et de Bronwyn, la rujholla de Donal.
Arlen inclina la tête et enroula le parchemin.
C'était de nouveau au tour de Rylan.
— C'est le moment de remettre son or-lir au nouveau guerrier. La coutume demande qu'il choisisse un shu’maii, un mentor, parmi ses pairs. Le shu’maii a la tâche de percer le lobe de l'oreille de l'élu et d'y placer la boucle, ainsi que de mettre les bracelets-lir sur ses bras. Le guerrier témoigne de son respect pour le shu'maii en lui demandant d'assumer ce rôle. Le shu'maii reconnaît devant le clan qu'il honore sans réserve le nouveau guerrier. C'est un lien presque aussi fort que celui de lir ou d'homme lige.
— Je choisis Ceinn, dis-je.
J'entendis des murmures de surprise dans les rangs des guerriers. Je jetai un coup d'oeil à mon frère ; il sourit, comprenant ce que je venais de faire.
— Ceinn, dit Rylan, acceptes-tu l'honneur qui t'est proposé ?
Il ne pouvait guère faire autrement. Fidèle au clan et aux coutumes, il serait obligé d'accepter.
— Ja'hai-na, dit-il.
Il vint s'asseoir à ma droite, Serri se tenait à ma gauche.
Je repoussai mes cheveux derrière mon oreille et m'agenouillai devant Ceinn.
La fine pointe d'argent perça mon lobe gauche ; Ceinn passa la boucle en forme de loup dans le trou. J'entendis le cliquetis de la fermeture.
Le poids de l'or était douloureux à mon lobe fraîchement percé, mais peu m'importait : j'étais presque un guerrier.
Rylan remit les lourds bracelets-lir à Ceinn, qui me regarda froidement. Dans ses yeux, je vis qu'il admettait que ses liens avec les a’saii étaient rompus, même s'il eût préféré qu'il en aille autrement.
II passa un des bracelets à mon poignet gauche, puis le fit glisser au-dessus de mon coude, jusqu'à ce qu'il s'adapte parfaitement. Il procéda de même pour le droit.
— Leijhana tu'sai, dis-je.
— Cheysuli i'halla shansu, répondit Ceinn, pinçant les lèvres.
La paix cheysulie était la dernière chose qu'il souhaitait pour moi, mais il ne pouvait plus rien faire.
La voix de Rylan brisa le silence.
— Ja'hai-na, dit-il. Au nom du clan, des dieux et du lir, le guerrier est accepté.
Ceinn, mon shu'maii, était le premier à devoir me féliciter. Il me saisit par les bras, au-dessus des bracelets-lir, et me releva en même temps que lui, me donnant l'accolade cheysulie.
Tous défilèrent. Ceinn resta debout à mon côté. Je vis du chagrin dans ses yeux quand Isolde m'attira à elle et me donna un baiser sur la joue.
Elle passa à côté de Ceinn sans un mot.
Ian vint en dernier. La voix étranglée par l'émotion, il dit seulement :
— Rujho, à te voir, un homme est fier d'être cheysuli.
Alors il ne resta plus dans la tente que Serri, Ceinn et les a'saii.
Ils ne vinrent pas vers moi. Avec des regards lourds de reproches à leur ancien compagnon, ils se détournèrent et quittèrent la tente.
Ceinn savait ce que cela signifiait.
— Shu’maii, dis-je, quand un homme ne peut pas se faire un ami d'un ennemi, il le sépare de ses alliés.
Il haussa les épaules.
— Qu'importe... Vous lui avez déjà pris sa cheysula.
— Isolde fait ce qu'elle décide. Vous le savez mieux que personne. Mais il n'est pas impossible qu'elle change d'avis.
— Croyez-vous ? dit-il, plein d'espoir.
— Je ne peux pas parler en son nom. Mais elle vous a répudié parce que vous étiez a'saii... Maintenant vous êtes shu'maii. Il est possible que j'aie séparé un ennemi de ses amis, et rendu un homme à sa cheysula.
— Pensez-vous qu'il est si aisé de transformer ses ennemis en amis ? J'avais foi en ce que je faisais. Si vous étiez toujours sans lir, je continuerais à le faire !
— Je sais, dis-je doucement. Un homme se mesure aussi à son dévouement à une cause. Vous avez essayé de me tuer, mais j'en comprends les raisons. J'ai besoin de gens comme vous pour restaurer notre race. Des braves comme Karyon et comme mon jehan. Tous ceux que je trouverai.
— Pourquoi ? Que voulez-vous faire ?
— Gouverner Homana. Etre le gardien du trône du Lion, quand mon jehan sera mort.
Il se détourna, comme pour partir. Au dernier moment, il se retourna vers moi.
— Ru'shalla-tu, dit-il d'une voix sans timbre.
J'éclatai de rire.
Qu’il en soit ainsi ? demanda mon lir.
Le ton de la voix de Serri m'indiqua qu'il ne comprenait pas mon amusement.
— Oui. Mais ces mots, venant de la part de Ceinn... Quel paradoxe !